Une sexualité à vau-l'eau:
Jean Lorrain et la Décadence

(Sur l'ouvrage de Phillip Winn, Sexualités décadentes chez Jean Lorrain: le héros fin de sexe, Amsterdam, Rodopi, coll. Faux Titre, 1997, 303 p.)

"The love that dare not speak its name"

L'objectif de Ph. Winn est double et commande le partage de son livre en deux mouvements: aborder la littérature décadente à la lumière de la thématique de l'homosexualité, et analyser cette thématique dans les trois romans les plus réédités de Jean Lorrain qui mettent en scène des protagonistes masculins: Monsieur de Bougrelon (1897), Monsieur de Phocas (1901), et Le Vice errant (1902).

Le travail de Ph. Winn fait se rejoindre deux domaines de recherche (un objet d'étude et une approche critique) qui ont pris tous deux leur élan dans les années 70. C'est à partir de cette époque que, dans le sillage des ouvrages critiques fondateurs de Mario Praz (La Carne, la morte e il diavolo nelle letteratura romantica, Firenze, 1930; trad. angl. The Romantic Agony, Oxford, 1933) et de A. E. Carter (The Idea of Decadence in French Literature. 1830-1900, Toronto, 1958), les études se sont multipliées, qui abordent spécifiquement la Décadence (entendue comme phénomène littéraire); le rythme de ces publications s'accélérant avec l'approche du troisième millénaire, comme si, en vertu de l'axiome huysmansien, la queue de notre siècle, trouble et vacillante, tendait irrésistiblement vers celle du précédent afin d'y puiser quelque réconfort en y retrouvant, déjà présentes, ses propres craintes et angoisses. C'est également il y a quelques vingt-cinq ans que prirent leur essor aux Etats-Unis puis au Canada les Gender Studies, sous-division des Cultural Studies, essaimant des centres de recherche dans toutes les universités, et dont les deux branches, maintenant très puissantes Outre-Atlantique, s'affirment inégalement en Europe: les Women Studies et les Gay and Lesbian Studies. C'est à ce dernier courant critique qu'appartient l'ouvrage de Ph. Winn.

Le concept littéraire de "Décadence" n'apparut guère avant le début des années 1880. Contrairement à d'autres mouvements littéraires de la fin du siècle comme le naturalisme ou le symbolisme, auquel on tente parfois de la réduire, la Décadence n'a jamais été un groupe organisé. Seul Anatole Baju, fondateur en 1886 du journal Le Décadent littéraire et artistique et auteur d'une sorte de manifeste décadent, tenta d'instituer la Décadence en tant qu'école littéraire, mais ses clameurs restèrent largement marginales. Si bien que la désignation même de "décadent", comme l'esthétique qu'elle recouvre (revendiquées, récusées, ignorées ou même parodiées par les écrivains), devinrent moins de dix ans plus tard si controversées que "Décadent, au fond, ne voulait rien dire du tout" (Verlaine). Face à cette absence de concertation interne pour se constituer en mouvement autonome, les critiques tenteront de fixer une œuvre-manifeste, sorte de bréviaire de l'esthétique décadente, qui sera tour à tour en fonction des goûts ou des humeurs, le sonnet "Langueur" de Verlaine et son célèbre "Je suis l'empire à la fin de la décadence" (paru en 1883 dans Le Chat noir), le roman A rebours, publié en 1884, avec son évocation de la vie érémétique de "l'éreinté, compliqué, raffiné, bizarre, faisandé et délicieusement pourri Floressas des Esseintes" (Lorrain, cité par Winn, p. 40), ou bien déjà Edel de Paul Bourget, publié en 1878, récit en grande partie autobiographique qui met en scène, avant A rebours, un héros décadent avide de raffinements sensuels et désireux de s'évader d'une réalité où rien ne peut répondre à ses exigences intellectuelles ou spirituelles, ou bien encore du même Bourget, dans ses Essais de psychologie contemporaine (1885), la troisième partie de l'étude consacrée à Baudelaire, et qui s'intitule "Théorie de la Décadence".

Restent une sensibilité, un imaginaire, une thématique, un style, soit une nébuleuse d'œuvres et d'écrivains qu'il nous semble possible aujourd'hui de réunir sous une épithète commune. Et c'est sans doute un des traits fondamentaux de cette écriture que de refuser toute institutionnalisation et de s'être développée dans les marges, indépendamment, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre suivant les auteurs.

Au fil des études, des colloques, des rééditions, le concept s'est précisé comme est apparue dans sa complexité la littérature qu'il tente de cerner. Le travail de Ph. Winn qui consiste, à travers l'optique de l'homosexualité, à "situer la conception de la Décadence dans son contexte temporel, social et littéraire" (p. 16), constitue donc une contribution précieuse à l'histoire des idées et à la mise au jour de l'esthétique décadente.

Les recherches bibliographiques de Ph. Winn sont exemplaires: en ce qui concerne l'esthétique décadente et l'histoire de la sexualité en général, il nous offre un éventail large et actuel de la critique, en particulier dans les domaines français et anglais.

On peut considérer la bibliographie sur Jean Lorrain comme un état présent de la recherche, puisqu'elle recense tous les travaux consacrés à l'auteur, des innombrables articles de Rachilde parus dans les journaux d'époque, aux publications les plus récentes. Une précieuse "bibliographie chronologique des œuvres éditées de Jean Lorrain" décrit minutieusement sur huit pages toutes les éditions et rééditions de 1882 à 1993. Par ce travail bibliographique Ph. Winn a ainsi posé les bases essentielles à toute étude future sur Jean Lorrain. (Ph. Winn a également publié en appendice quelques documents inédits dont plusieurs lettres de Lorrain, à Robert de Montesquiou, à Huysmans, etc.)

La première partie de son travail s'intitule "La Décadence: l'essor et la chute", et va donc examiner la place et la fonction du thème de l'homosexualité dans la littérature de la fin du siècle (après être remonté aux sources d'inspiration antérieures), tentant ainsi de "recréer la conception du phénomène homosexuel que possèdent les auteurs de l'époque" (p. 79). Les travaux de Praz et de Carter ont déjà mis en évidence les différentes formes de perversion cultivées par l'imaginaire décadent; ils ont analysé le rôle de ces comportements, conçus comme déviants, dans le rejet par les décadents de la société et de ses bonnes mœurs, et dans l'évasion recherchée par la substitution au réel, au tangible, et au contemporain, de l'artifice, du fantasme, et du mythique. La perspective adoptée par Ph. Winn, originale et pertinente, va renouveler, en la précisant sous un jour nouveau, notre compréhension de la Décadence.

Après quelques chapitres d'introduction qui posent la problématique générale de la Décadence et rappellent les personnalités antithétiques du héros et de l'héroïne décadentes, Ph. Winn aborde les manifestations de "sexualités décadentes" liées à l'homosexualité. L'onanisme, au même titre que le célibat, apparaît ainsi comme une réaction de substitution face à l'emprise de la "femme fatale", à la fois attirante et repoussante, séduisante et dangereuse, et face à la Femme de manière générale, à l'Amour et à la procréation, en tant qu'ils fondent cette "vraie cellule sociale" (dont parle Bourget dans ses Essais) qu'est la famille et que décrient les décadents, des Esseintes en premier lieu. Ph. Winn montre ensuite comment ces pulsions autoérotiques conditionnent un narcissisme pervers: "le héros, qui s'absorbe dans ses propres problèmes, qui ne pense qu'à lui, en arrive à aimer son mal" (p. 72); narcissisme qui se manifeste surtout à travers le dandysme d'auteurs comme Pierre Loti, Oscar Wilde, Robert de Montesquiou, Barbey d'Aurevilly, et bien sûr Jean Lorrain. Le thème du narcissisme (le mythe de Narcisse, avec celui de Salomée, occupe une place essentielle dans l'imaginaire décadent) rejoint alors celui du double, si présent dans la littérature du XIXe siècle, mais permet surtout de saisir une des spécificités de l'écriture décadente et de l'œuvre de Lorrain en particulier: les relations équivoques, étroites et problématiques, entre l'auteur, ses narrateurs et ses personnages. Comme le souligne Ph. Winn, "de cette lignée de dandys réels sont nés les héros décadents, héritiers donc du narcissisme, du snobisme, de l'égoïsme des personnages historiques. En effet, sous la Décadence ce phénomène social qu'est le dandy passe du niveau du créateur à celui de la création. Le dandy devient héros de roman. Dans certains cas - y compris celui de Lorrain - l'écrivain dandy crée ses personnages à sa propre ressemblance; l'œuvre est une création purement narcissique" (p. 78). Cependant, et je vais y revenir, Ph. Winn n'insiste pas assez sur ce qui fait l'originalité, et la complexité, de cette écriture narcissique.

Il écarte ensuite rapidement "les idylles saphiques" qui n'étaient, jusqu'au début du XXe siècle, qu'"une création du discours masculin". Le caractère non transgressif, et donc non pervers, attribué à l'homosexualité féminine, comme la misogynie fondamentale de la sensibilité décadente diminuent l'importance d'un sujet uniquement féminin. "Fantasme sexuel ou déviation de l'homosexualité masculine, la figure de la lesbienne ne joue qu'un rôle accessoire dans la littérature de la Décadence proprement dite" (p. 82).

Le chapitre suivant aborde la question centrale des "amours garçonnières" et obéit à un double mouvement: Ph. Winn confronte d'abord les différents ouvrages juridiques et scientifiques qui, dès 1850, s'attachent à l'homosexualité comme objet d'étude, puis il montre en une analyse serrée des textes comment sont étroitement liées à ce discours médico-légal la production littéraire des dix dernières années du siècle, et l'image qu'elle élabore de l'homosexualité décadente. Au XIXe siècle, la médecine comme la justice n'envisagent pas l'existence de "pédérastes normaux" (Gide): "the law was consistent with the general drive against sexual decadence and did not presuppose the existence of a special type of person" (John Marshall, cité par Winn, p. 90, n. 213); "homosexuality was a congenital and relatively harmless 'anomaly', or wether it was evidence of moral insanity or mental sickness" (Jeffrey Week, cité par Winn, p. 91). Après avoir rappelé l'influence d'auteurs antérieurs comme Balzac, Gautier ou Flaubert, Ph. Winn constate que les "décadents n'ont conservé qu'une image bien particulière de ce phénomène: celle du pédéraste efféminé, névrotique" (p. 95). Cependant le cadre général de définition du phénomène reste le même: participant de la problématique décadente, l'homosexualité est toujours conçue comme une déviance, une perversion: "le vrai héros décadent n'assume jamais ses tendances homosexuelles; il vit sa sexualité sur le plan de la névrose honteuse" (p. 96), et, en "véritable malade", "aime son mal" (Lorrain), jouit dans l'effroi, et transmue le sordide en extase. Ph. Winn ne limite pas ses analyses aux auteurs français (Mirbeau, Huysmans, Verlaine) et fait un tour d'horizon européen à travers l'Angleterre (Stevenson, Wilde...), l'Allemagne (K. H. Ulrichs), le Danemark (H. Bang), et la Belgique (G. Eekhoud).

Après quelques considérations générales qui rappellent la place de la figure de l'androgyne, le rôle des objets, et les rapports avec l'Art nouveau, Ph. Winn clôt son chapitre, et sa première partie, par une évocation des avatars modernes de cette sexualité considérée alors comme décadente.

Ce vaste panorama, et l'approche originale qui éclaire d'un jour nouveau l'imaginaire décadent et fait ressortir un aspect particulier et essentiel de sa thématique, constituent certainement une contribution efficace à l'étude de l'esthétique décadente. Mais le travail de Ph. Winn souffre de l'approche critique thématique qu'il a choisie. Il en reconnaît lui-même les limites: "la démarche théorique est assez traditionnelle, il est vrai. Elle puise ses origines dans les approches suivies par les critiques des années cinquante. Il n'y a rien de nouveau là-dedans" (p. 17). Il en résulte l'impression un peu frustrante d'un catalogage d'œuvres, résumées et analysées à travers le prisme de l'homosexualité, et la méthode semble parfois réductrice, qui, piochant dans la masse des œuvres de la fin du siècle, ne retient que tels éléments ou tels passages, sans tenir compte de la diversité du corpus et des problématiques, souvent différentes, parfois divergentes, propres à chaque texte. Cette première partie du travail de Ph. Winn, à la croisée de l'histoire de la sexualité et des recherches sur la Décadence, favorisera donc certainement, en en donnant la toile de fond, de nombreuses études à venir.

Sa seconde partie aborde les trois romans de Jean Lorrain en tentant de dégager la place et le rôle qu'y occupe la thématique de l'homosexualité.

"J'ai un grand penchant pour les voyous, lutteurs forains, garçons bouchers et autres marlous..." (Lorrain)

Tombée dans le discrédit et l'indifférence au cours de la première moitié du XXe siècle, l'œuvre de Lorrain a été victime des extravagances de son auteur et de ses articles corrosifs contre ses contemporains. Ce n'est qu'au début des années 70 que les biographies de P. Kyria (Seghers, 1973) et de Ph. Jullian (Fayard, 1974) ont sorti l'écrivain de l'oubli, et que des rééditions (dues à H. Juin et F. Lacassin) ont diffusé, à partir de la même époque, son œuvre auprès d'un plus large public. Actuellement les études de synthèse se comptent encore sur les doigts de la main et n'ont guère renouvelé les approches antérieures. Les rééditions, accompagnées de succinctes et souvent insipides préfaces, sans apparat critique, se font lentement et se contentent souvent des œuvres les plus connues (notons toutefois celles de J. de Palacio et de M. Desbruère). Il convient donc de saluer l'entreprise de Ph. Winn qui se propose d'appréhender les trois grands romans de l'auteur à travers une problématique spécifique. Cependant ce choix fait d'une méthode critique exclusivement thématique condamne parfois ses observations à n'être que superficielles ou à rester à-côté. Ses analyses sont ainsi inégales, qui tentent de dégager les différents aspects d'une thématique dont la lecture ne peut se faire qu'en filigrane et dont l'enjeu, qui reste de pouvoir ou savoir se dire, se situe essentiellement sur le plan énonciatif, s'inscrit dans le procès de la narration.

Ph. Winn a choisi d'aborder successivement les trois œuvres, dans l'ordre chronologique de leur parution, qui peut sembler être aussi l'ordre selon lequel le thème de l'homosexualité s'affirme davantage et revêt dans le récit un rôle de plus en plus déterminant. Il avait déjà noté que l'œuvre décadente était une "création purement narcissique" et que les héros romanesques, leur mode de vie, leur conception décadente de la société, étaient des projections fictives de l'auteur. Chez Lorrain cette projection se complexifie au niveau narratorial, relativisée et problématisée par la présence d'une troisième instance au statut générique incertain. La narration est ainsi assurée par un personnage écrivain, lui aussi double de l'auteur, mais figure neutre et d'apparence honorable, qui s'efface pour laisser la place, et souvent la parole, au personnage décadent, héros de l'histoire. Le narrateur de Monsieur de Bougrelon et son compagnon se font ainsi guider dans Amsterdam par l'éponyme dandy fin-de-race qui leur présente à la fois les méandres de la ville et ceux de sa vie passée. C'est par l'intermédiaire du narrateur de Monsieur de Phocas que nous avons accès au sulfureux journal du duc de Fréneuse, esthète blasé et névrosé. Dans Le Vice errant cette figure de narrateur est dédoublée puisque c'est le médecin Rabastens qui relate au narrateur Lorrain les affres de la lente agonie du prince russe Wladimir Noronsoff, dernier de la lignée, qu'il a assisté dans son étrange propriété niçoise. Enfin les très nombreuses nouvelles de Lorrain, et particulièrement ses histoires de masques ou ses histoires fantastiques (réunies par Francis Lacassin dans Masques et fantômes, Paris, 1974), suivent le même dispositif, présentent le même artifice présentatif et mettent en place de façon quasi systématique un second niveau narratif. Or souvent, à la manière d'un Borges, le narrateur écrivain est identifié nommément à l'auteur Lorrain et endosse la paternité de ses œuvres et de ses articles. D'un point de vue générique, les nouvelles comme les romans relèveraient donc de l'autofiction. Le retour, d'une nouvelle à l'autre, des mêmes personnages, et les références à des auteurs contemporains et à leurs ouvrages renforcent cette dimension authentique du récit, qui est toutefois contredite dès l'indication générique liminaire ("Roman"), niée ou mise en question tout au long du récit. C'est par exemple, face à Lorrain, le personnage de Rabastens qui tente de justifier son omniscience en mentionnant plusieurs fois et de façon précise les sources de ses informations, et qui dans le même temps dénonce l'invraisemblance d'une telle justification et exhibe par la nature de ses propos son impossible omniscience. Ainsi le décadent Jean Lorrain, qui se définissait par le refus obstiné de se vivre lui-même et de vivre le monde autrement que sur le mode de l'artifice et de la fiction, qui, névrosé, halluciné, éthéromane, possédé, ou mangeur d'opium, a fictionnalisé la réalité en y projetant ses rêves et fantasmes, ses masques et fantômes, ainsi Jean Lorrain a-t-il également subverti le cadre de la narration, en en déplaçant les repères, en faisant se chevaucher les discours et les frontières entre fiction et réalité, en pratiquant une écriture tremblée à l'origine et au statut toujours incertains.

Ce flottement énonciatif, que n'analyse pas Ph. Winn, va jouer un rôle déterminant dans la présentation et la mise en intrigue des thèmes décadents en général et de celui de l'homosexualité en particulier. Cette indétermination va alors renchérir sur l'organisation narrative des récits de Lorrain: ceux-ci font alterner les narrateurs, qui soit se situent à deux niveaux narratifs distincts et produisent des récits enchâssés, soit appartiennent à un même univers et prennent à tour de rôle la parole. Ces différents foyers de narration déplacent les points de vue et produisent des discours dont aucun n'a barre sur les autres. A la fois ancrée dans la réalité et ouvertement fictionnelle, l'écriture duplique des doubles contrastés de l'auteur. Dans Monsieur de Bougrelon, comme dans Monsieur de Phocas ou Le Vice errant, Jean Lorrain peut ainsi problématiser indirectement l'époque décadente, ses obsessions, ses perversions, ses hallucinations, en les évoquant de façon plurivoque, en faisant alterner les points de vue, ou plutôt en les superposant, comme le suggère Ph. Winn: "toute [l'] histoire [de Bougrelon] passe à travers le filtre du narrateur - le 'je' de la narration; signe de la présence d'une subjectivité, site et source d'une censure. Les médiations multiples caractérisent alors ce récit, chaque narrateur pourvoit une nouvelle perspective décadente" (p. 121). Il est cependant dommage que Ph. Winn n'insiste pas davantage sur l'importance de ce procédé: il évoque seulement la "possibilité d'une lecture ironique" (p. 140) et conclut que Lorrain, avec "ces premières tentatives plutôt discrètes", annonce la "littérature de confessions homosexuelles" du siècle suivant, "le seul changement significatif [étant] le glissement de la troisième personne à la première personne" (p. 144). Ph. Winn semble ne voir dans cette évolution que le résultat d'une société plus libérale, ou d'une homosexualité qui assume davantage sa différence. Or il n'est pas indifférent que ce soit chez le seul narrateur que l'on puisse relever, à la fin de Monsieur de Bougrelon, une tendance homosexuelle explicite, ce narrateur à l'identité incertaine, dont l'attitude vis-à-vis du vieillard est mêlée d'ironie et de complicité, de dérision et de sympathie. Cette figure de narrateur, qui se présente à la fois comme réelle et fictive, instaure en contrepoint une distance critique vis-à-vis du héros décadent, mais c'est finalement elle qui évoque sa propre homosexualité. Certes, on l'a vu, l'homosexualité décadente doit se concevoir comme déviante et anormale, mais il est également évident que le dispositif énonciatif mis en place par Lorrain, aussi bien dans ses romans que dans ses nouvelles, a une valeur esthétique fondamentale: l'écriture, dialogique, renverse les points de vue, et le récit, ouvert, se met en question au fur et à mesure de sa lecture. Les deux aspects de la narration (le statut formellement incertain du narrateur et la co-existence de discours apparemment contrastés) instaurent finalement une écriture déceptive, insaisissable, ambigüe: décadente.

Comme le remarque Ph. Winn, ce n'est que dans l'épilogue de Monsieur de Bougrelon que se manifeste "un trait de caractère du héros décadent quasi absent de l'histoire jusqu'à ce point: l'homosexualité" (p. 142). Il en va de même en ce qui concerne le protagoniste principal des Noronsoff, dernier volet du Vice errant: "les indices des [...] goûts homosexuels [de Wladimir Noronsoff] ne [sont] en rien explicites" (p. 237). L'approche thématique adoptée par Ph. Winn ne pourra donc rendre que partiellement compte de cette écriture de l'homosexualité. Reprenant en les synthétisant les diverses études parues sur Monsieur de Bougrelon et Le Vice errant, l'analyse de Ph. Winn se limite à l'évocation des autres thèmes déviants liés à la Décadence, sans s'interroger sur le fonctionnement et le rôle du dispositif énonciatif instauré par Lorrain.

L'analyse de Monsieur de Phocas est plus convaincante. Ph. Winn se propose d'expliquer le mal dont souffre le héros en termes d'homosexualité, de l'appréhender comme un "syndrome" dans le sens clinique du mot et d'en démêler les différents symptômes dans l'entrelacement des thèmes centraux du roman. "Les obsessions de Phocas tournent autour de quatre sujets qui [...] sont étroitement liés dans le conscient du héros. Cette quadruple thématique se compose d'images aquatiques, de la couleur glauque, du pouvoir mystique des bijoux, et de la quête des yeux d'une parfaite beauté". La lecture de Ph. Winn va ainsi tenter de débusquer les significations cachées du texte (implicites pour le lecteur, inavouées pour le protagoniste) en analysant comment "cet ensemble d'obsessions sert à masquer le thème de l'homosexualité latente" (p. 164).

La thématique s'enrichit et se complique de la présence, à côté du duc de Fréneuse, de l'Anglais Claudius Ethal et de l'Irlandais Thomas Welcôme. Chacun des deux prend à un moment donné la parole, instaurant un troisième niveau narratif qui problématise chaque fois de façon différente la perspective critique. Cependant Ph. Winn suggère seulement les déplacements interprétatifs opérés par ces personnages, "doubles de Phocas et en même temps son opposé" (p. 187). Il note bien, par rapport aux masculinités décadentes inversées, l'originalité de la "liaison pédérastique, dans le sens strict du terme, c'est-à-dire une forme de tutelle du jeune par l'artiste âgé" (p. 192) que l'on peut décrypter entre les deux personnages. Mais il est regrettable qu'il n'analyse pas les rapports intertextuels, explicites ou non, avec Les Nouritures terrestres ou L'Immoraliste. Or cet intertexte est fondamental qui parcourt toute la deuxième partie de Monsieur de Phocas depuis l'entrée en scène de Welcôme, l'Irlandais reprenant, parfois textuellement, les propos de Gide. Plus que d'Oscar Wilde (p. 190), c'est de Ménalque que Welcôme est proche.

S'il n'opère pas de rapprochement avec le personnage gidien, Ph. Winn démontre cependant, dans son analyse finale du roman, la plus intéressante et la plus personnelle, que c'est bien la figure grecque de l'éphèbe, incarnée dans le jeune paysan Jean Destreux, comme la mort violente de celui-ci, écrasé par un chariot, qui conditionnent à la fois l'homosexualité latente de Phocas et sa névrose. C'est l'anamnèse du personnage, provoquée par la ressemblance physique entre Thomas Welcôme et Jean Destreux, et son retour à Fréneuse, en Normandie, sur les lieux de son enfance, qui servent de révélateurs. C'est cette "image du bel homme rendu plus beau encore par le fait même de sa mort qui est à l'origine des maux de Phocas" (p. 199), conclut alors Ph. Winn.

Ainsi, malgré son changement d'identité et son départ pour l'Egypte, non seulement Phocas ne découvrira jamais l'énigme de sa guérison, ne soulagera jamais sa hantise des prunelles glauques, mais en outre son homosexualité, liée à cette vision de mort finale, ne saura jamais se réaliser: "La mer! Les prunelles de Jean Destreux! C'est parce que ces yeux-là avaient en eux tout ce que je désirais et que j'ai cherché depuis et que je poursuis encore, qu'ils sont demeurés dans mon souvenir" (Monsieur de Phocas, cité par Winn, p. 200).

Ph. Winn constate bien que "l'amour dont [Phocas] parle, en dépit du choix éclectique de ses amantes, se borne, dans sa presque totalité, à une série d'expériences hétérosexuelles" (p. 163). Mais il est étonnant, et dommageable pour son propos, qu'il ne relève pas les passages où les allusions sont explicites à l'homosexualité du personnage. Ainsi lorsque, en compagnie de Claudius Ethal avec qui il a pénétré dans un bal, Phocas s'absorbe dans la contemplation d'un couple de danseurs: "Le drôle est beau, chuchotait Claudius à mon oreille [...]. [Claudius] inspectait toute mon âme, connaissait mon désir et jusqu'au trouble inavoué éveillé dans ma chair et par cette scène et ce garçon... Et j'ai senti que j'étais plein de haine, de haine pour Claudius et la maîtresse de ce voyou! [...]" (éd. Lacassin, p. 126). Ou après que le même Claudius a raconté à Phocas comment il a laissé mourir un petit Italien phtisique, recueilli chez lui, pour pouvoir sculpter un chef-d'œuvre à partir de ce "misérable petit modèle": "Je l'aurais soustrait, moi, à la meurtrière emprise du peintre, et mon aversion pour Ethal s'ulcérait en même temps d'une étrange rancune. J'en voulais moins à ce monstre de l'avoir tué que de l'avoir connu. C'était comme de la jalousie!... De la jalousie! Quel fond de boue cet Anglais remue-t-il donc en moi?" (p. 154).

On s'aperçoit bien que le duc de Fréneuse n'a qu'une perception vague et confuse, éphémère et épisodique, de son homosexualité, enfouie et compliquée par la vision de mort; on s'aperçoit bien que si cette homosexualité est latente dans le texte, c'est parce qu'elle est latente chez le personnage.

On regrette finalement que Ph. Winn n'ait pas confronté les trois romans entre eux, n'ait pas problématisé leurs correspondances. En recensant successivement dans les trois romans les thèmes liés à l'homosexualité sans chercher à les mettre en rapport ni à s'interroger sur leurs enjeux et implications au niveau de l'écriture, Ph. Winn a renoncé à une étude synthétique de l'œuvre de Jean Lorrain. Mais il a en même temps tracé la voie pour des recherches futures, et montré que l'on ne pouvait rendre compte de la place et de la fonction de la thématique de l'homosexualité chez Lorrain qu'en tentant de dégager la poétique de l'auteur.

(Regrettons enfin la très grande négligence de l'éditeur qui a laissé publier un texte constellé d'étranges coquilles (plus de 120!). Des erreurs réitérées portant sur les genres ou les prépositions verbales y côtoient de curieuses incorrections.)

Eric Négrel
Universität des Saarlandes


Mise en ligne: 30/10/97
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