L'apport d'un logiciel à l'étude d'un conte de Guy de Maupassant

 

B. Haezewindt

Centre for Modern Languages

The Open University, Milton Keynes

 

L'informatique peut-elle apporter une contribution à l'analyse textuelle d'un conte ? Au premier abord, on pourrait le penser, car elle permet, grâce à certaines de ses applications, de saisir rapidement de vastes corpus. Nous avons donc mis une de ces nouvelles techniques à l'épreuve pour voir si l'étude de la fréquence des mots d'un conte pouvait apporter un complément à une étude littéraire plus traditionnelle. Ce faisant, il est possible de montrer, d'une manière convaincante, comment un logiciel, dont la fonction principale et pédagogique est la création d'exercices de pré-lecture, apporte un éclairage capital sur le sens d'un conte, et sur la manière d'écrire de son auteur.

Dans la Préface de Pierre et Jean [1], intitulée Le Roman, Guy de Maupassant fait état de ses sept années d'apprentissage et de l'influence de ses maîtres, Louis Bouilhet et Gustave Flaubert, sur son style personnel. Il écrit entre autres :

Quelle que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un verbe pour l'animer et qu'un adjectif pour le qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu près, ne jamais avoir recours à des supercheries, même heureuses, à des clowneries de langage pour éviter la difficulté.

(...) il faut discerner avec une extrême lucidité toutes les modifications de la valeur d'un mot suivant la place qu'il occupe. (pp. XXXIII-XXXIV. C'est moi qui souligne.)

Et il cite les conseils de Flaubert :

Quand vous passez, me disait-il, devant un épicier assis sur sa porte, devant un concierge qui fume sa pipe, devant une station de fiacres, montrez-moi cet épicier et ce concierge, leur pose, toute leur apparence physique contenant aussi, indiquée par l'adresse de l'image, toute leur nature morale, de façon à ce que je ne les confonde avec aucun autre épicier ou avec aucun autre concierge, et faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent. (p. XXXII)

Cette étude va aussi nous montrer que Maupassant, de par son emploi parcimonieux de certains mots, par leur fréquence d'apparition dans le conte «Rose», va créer une isotopie qui apparaît d'une manière moins nette au cours d'une étude narratologique plus traditionnelle.

Dans le récit enchâssé, François - «Rose» - Lecapet arrive chez Margot, joue les domestiques et, démasqué(e), regagne son bagne. Ce seront les détails, sous forme de touches descriptives [2] ou d'action que Roland Barthes définit comme «catalyses» [3], qui constitueront le squelette logique du conte, plutôt que l'enchaînement de ses péripéties. Ces détails sont regroupés autour de trois notions centrales au récit : la sexualité, les rapports entre maîtresse et serviteurs et, finalement, la notion de déguisement.

Les trois sections du texte, à savoir la fête à Nice, la promenade-confidence en landau et l'histoire de Rose, contiennent de nombreuses références sensuelles et sexuelles que nous allons passer rapidement en revue.

Par exemple, dans la séquence consacrée à la fête des fleurs, on trouve que les deux femmes sont couvertes d'une «peau d'ours qui couvre les genoux». L'amoncellement de fleurs décorant leur voiture «semble écraser les deux corps délicats». De plus, le landau est comparé à un «lit éclatant et parfumé», ne montrant de ses passagères que «les épaules, les bras et un peu des corsages dont l'un est bleu et l'autre lilas». Ces femmes sont présentées, exhibées au public, comme une sorte de cadeau sexuel de valeur : «Elles sont seules dans l'immense landau chargé de bouquets comme une corbeille géante. » (I, 1167. C'est moi qui souligne.)

La bataille de fleurs ayant pris fin, les deux femmes quittent le boulevard de la Foncière et, le soleil couchant aidant, Margot se laisse aller à des confidences à son amie Simone. Ces épanchements ont pour sujet les amours ancillaires. A priori, n'importe quel homme semblerait bien faire l'affaire : «On est toujours flattée de l'amour d'un homme, quel qu'il soit. » (I, 1169) Par contre, Simone, ne partage pas l'avis de son amie :

Nous sommes toutes ainsi, d'ailleurs quoi que tu en dises Simone.

- Mais non, ma chère. J'aime mieux n'être pas aimée du tout que de l'être par n'importe qui. Crois-tu que cela me serait agréable, par exemple, d'être aimée par... par... Elle cherchait par qui elle pourrait bien être aimée, parcourant de l'œil le vaste paysage. Ses yeux, après avoir fait le tour de l'horizon, tombèrent sur les deux boutons de métal qui luisaient dans le dos du cocher, et elle reprit, en riant : «par mon cocher». (I, 1169)

Margot embauche sa future employée sur un coup de tête, conditionné par une certaine complicité sexuelle qui se veut gauloise, et dont l'opposé est incarné par une «Anglaise»:

Le certificat attestait que la jeune fille était partie de son plein gré, pour rentrer en France et qu'on n'avait eu à lui reprocher, pendant son long service, qu'un peu de coquetterie française.

La tournure pudibonde de la phrase anglaise me fit même un peu sourire et j'arrêtai sur-le-champ cette femme de chambre.

Elle entra chez moi le jour même; elle se nommait Rose. (I,1170)

La description de la demandeuse d'emploi par Margot est plutôt vague, justifiant ainsi la supercherie dont cette dernière sera victime : «Elle était assez grande, mince, un peu pâle, avec l'air très timide. Elle avait de beaux yeux noirs, un teint charmant, elle me plut tout de suite» (I, 1170. C'est moi qui souligne.) Et les sentiments de Margot vont même évoluer en découvrant les nombreux talents de la nouvelle domestique :

Au bout d'un mois je l'adorais.

C'était une trouvaille, une perle, un phénomène. Elle savait coiffer avec un goût infini; elle chiffonnait les dentelles d'un chapeau mieux que les meilleures modistes et elle savait même faire les robes. J'étais stupéfaite de ses facultés. Jamais je ne m'étais trouvée servie ainsi. Elle m'habillait rapidement avec une légèreté de mains étonnante. Jamais je ne sentais ses doigts sur ma peau, et rien ne m'est désagréable comme le contact d'une main de bonne. Je pris bientôt des habitudes de paresse excessives tant il m'était agréable de me laisser vêtir, des pieds à la tête, et de la chemise aux gants par cette grande fille timide, toujours un peu rougissante, et qui ne parlait jamais. Au sortir du bain, elle me frictionnait et me massait pendant que je sommeillais un peu sur mon divan ; je la considérais ma foi, en amie de condition inférieure, plutôt qu'en simple domestique. (Ibid.)

Margot déclare tout d'abord que la servante lui plaît, puis elle l'adore et, finalement, elle la fait passer au rang supérieur des amies de condition inférieure.

Lorsque l'on sait que Rose est un homme condamné au bagne pour viol, on comprend mieux la raison d'être de certaines touches descriptives de Maupassant décrivant, par l'intermédiaire de Margot, les services que Rose lui rend. En effet, «jamais je ne sentais ses doigts sur ma peau», «cette grande fille timide, toujours un peu rougissante» et «qui ne parlait jamais» peuvent se comprendre de deux manières différentes selon que l'on voit Rose comme une servante timide ou un homme à la gorge sèche condamné au supplice de Tantale. On comprend alors le comique de la situation de cet homme qui n'ose pas parler et trahir ainsi le timbre de sa voix et qui ose à peine toucher une maîtresse - maîtresse de maison - trouvant naturel de se faire habiller, déshabiller et frictionner par lui. La rougeur de ses joues ne dénote pas la timidité d'une jeune femme, mais serait plutôt le signe visible de son désir... Ces indices et ces informants mettent en scène une bourgeoise égocentrique pour qui la fonction principale de domestiques, remplaçables et plus ou moins indescriptibles, est de la servir.

La troisième notion qui permet au récit d'être crédible est celle du déguisement. L'on sait que «Jean-Nicolas Lecapet, condamné à mort en 1879 pour assassinat précédé de viol» (I, 1172) se cache chez Margot, déguisé en femme de chambre. La première section du conte, consacrée à une fête où certains participants portent le masque, conditionne le lecteur virtuel et lui fait accepter plus volontiers le déguisement de Lecapet et l'ambiguïté de l'identité sexuelle de l'actant Rose.

À prime abord, la narratrice et la narrataire sont peu visibles, cachées par des fleurs ou une peau d'ours :

Les deux jeunes femmes ont l'air ensevelies sous une couche de fleurs. (...) Sur la peau d'ours qui couvre les genoux, un amoncellement de roses de mimosas de giroflées‚ de marguerite de tubéreuses et de fleurs d'oranger, noués avec des faveurs de soie, semble écraser les deux corps délicats, ne laissant sortir de ce lit éclatant et parfumé que les épaules les bras et un peu des corsages dont l'un est bleu et l'autre lilas. (I,1167. C'est moi qui souligne.)

Tout semble dissimulé par des fleurs :

Le fouet du cocher porte un fourreau d'anémones, les traits des chevaux sont capitonnés avec des ravenelles, les rayons des roues sont vêtus de réséda ; et, à la place des lanternes deux bouquets ronds énormes ont l'air des deux yeux étranges de cette bête roulante et fleurie. Le landau parcourt au grand trot la route, la rue d'Antibes, précédé, suivi, accompagné par une foule d'autres voitures enguirlandées pleines de femmes disparues sous un flot de violettes. Car c'est la fête des fleurs à Cannes. (Ibid. C'est moi qui souligne.)

Les personnes et les choses, décorées de fleurs ne révèlent pas leur apparence de tous les jours. Il y a même un participant qui, sous les traits d'un personnage historique, fait semblant de jeter des fleurs :

Un monsieur, qui ressemble aux portraits d'Henri IV, lance avec une ardeur joyeuse un énorme bouquet retenu par un élastique. Sous la menace du choc, les femmes se cachent les yeux et les hommes baissent la tête, mais le projectile gracieux, rapide et docile, décrit une courbe et revient à son maître qui le jette aussitôt vers une figure nouvelle. (Ibid.)

Le choix du Vert galant, permet de rapprocher deux isotopies du texte [4] celle de la sexualité et celle du déguisement. Dans le texte narratif, le logiciel Kitécrit [5] nous donne la fréquence des mots qui constituent une grille de lecture rendant possible la confusion entre l'être et le paraître, à savoir :

mots et expressions

fréquence

(s)'apercevoir

3

avoir l'air

3

caché

1

confondre

1

paraître

3

prétendre

1

ressembler à

1

se montrer

1

sembler

2

L'application du logiciel nous permet de mettre à jour une nouvelle grille de lecture basée sur le sème de l'anonymat, de la transparence sociale des employés, notion amorcée au début du texte de manière oblique par le narrateur premier :

Une foule compacte, rangée sur les trottoirs et maintenue par les gendarmes à cheval qui passent brutalement et repoussent les curieux à pied comme pour ne point permettre aux vilains de se mêler aux riches regarde, bruyante et tranquille. (I, 1167)

Le logiciel Kitécrit comprend une douzaine d'activités spécifiques qui se divisent elles-mêmes en un nombre divers de variantes. Parmi ces exercices, nous avons choisi l'activité mettant en relief les «mots remarquables», de manière à faire le décompte des mots [6] de plus de trois lettres, apparaissant au moins deux fois dans le conte de Maupassant. Nous abandonnerons donc, pour le moment, ce que notre étude préliminaire nous a appris sur le sens du conte «Rose» et nous essaierons de créer de nouvelles hypothèses sémiologiques à partir des données fournies par le logiciel.

mots

Fréquence

de

103

un

53

je + j' + moi + me

38 + 10 + 9 + 13

elle

31

il + ils (se référant à des hommes)

14 + 5

femme(s)

8 + 5

comme

11

on

11

homme(s)

6 + 4

tu + t'

9 + 3

vous

9

ma + mon

7 + 6

yeux + œil

7 + 3

jeune

6

aimée + aime + aiment

6 +1 +1

lui

6

commissaire

6

cocher

5

nous

5

fille

5

police

5

fleurs

4

bouquet

4

Margot

4

domestique

4

chambre

4

Rose

3

chère

3

valet

3

anglais

3

concierge

3

semble

3

bête

3

monsieur

3

Simone

2

Au cours de l'étude de la fréquence de tous les mots du texte, il nous faut faire un travail intuitif de tri, dans la mesure où tous les mots, quelles que soient leur nature et leur fonction, sont comptés. Par exemple, le mot «de» apparaît 103 fois mais ne nous apprend rien sur l'histoire du conte «Rose». Le logiciel nous apprend aussi, par exemple, que le vocable «un» - adjectifs indéfinis et adjectifs numéraux cardinaux confondus - apparaît 53 fois. Ces précisions nous sont données dans un corpus, défini par une autre activité du logiciel intitulée «description», «de cent soixante-huit phrases, de deux mille treize mots (y compris 755 mots différents et 532 hapax)».

Il nous faut donc raffiner les renseignements donnés par le logiciel pour les adapter à l'étude du conte en faisant une sélection intuitive des données informatiques brutes. Par exemple, nous trouvons que la première personne du singulier, exprimée par «je», «j'», «me» et «moi» est recensée 70 fois, indiquant, a priori, que le conte Rose est le récit d'une histoire exprimée par un ou plusieurs narrateurs homodiégétiques, selon la terminologie de Gérard Genette. À ceci, on pourra ajouter sept «ma» et six «mon». D'autre part, «te» et «tu» apparaissent 12 fois, indiquant par là que le, ou les narrataires possibles, sont des familiers du - ou des - narrateurs. Parmi les vocables qui apparaissent fréquemment, on notera trente et un «elle» [7] et treize «femme(s)», ce qui, étant donné que le conte s'intitule «Rose», laisserait à penser que le récit pourrait avoir pour finalité la narration de l'histoire d'un personnage féminin.

Sous des formes différentes, on trouve aussi la présence de huit vocables appartenant à la famille du verbe «aimer». Toutefois, l'usage équivoque du verbe aimer en français ne nous permet pas de garantir qu'il s'agit ici d'une histoire d'amour. Finalement, parmi d'autres mots apparaissant relativement souvent on trouve :
«commissaire» (six fois), «police» (cinq fois), «cocher» (5 fois) et «fille» (5 fois). À ce stade, on pourrait même élaborer une grille de lecture hypothétique mettant en scène une prostituée - une fille [8] - et un cocher et quelque activité criminelle exigeant une intervention possible de la police. Ce genre d'hypothèse erronée montre les dangers d'appliquer uniquement ce genre d'outil critique à un conte.

On remarquera aussi que la haute fréquence de certains mots n'apporte pas nécessairement d'éléments pour la constitution d'une grille de lecture univoque. C'est le cas, par exemple de mots comme «fleurs», «bouquet», «Margot», «domestique» et «chambre» employés quatre fois par Maupassant. Paradoxalement, le nom Rose n'apparaît que deux fois dans le récit alors qu'il constitue à lui seul le titre du conte.

Quelles conclusions provisoires pouvons-nous tirer des résultats présentés par le logiciel? S'agirait-il d'une histoire d'amour racontée par un narrateur intra-homodiégétique? Dans ce cas, on pourrait penser que ce récit à la première personne du singulier porte sur la personne aimée. En effet, on recense la présence 31 fois du pronom «elle». Mais d'autre part il s'agit, comme semble l'indiquer le titre du conte [9], de l'histoire d'une femme appelée Rose. Pourquoi, comme nous l'avons déjà vu plus haut, les narrataires - le narrataire au premier degré et Margot - nomment-ils si rarement un personnage principal potentiel, une héroïne possible alors que dans «Pierrot» (I,570), la servante s'appelle Rose et que son nom apparaît 13 fois dans le conte?

Le logiciel ne nous a pas révélé l'intrigue du conte, puisque la grille de lecture qu'il nous impose, malgré le titre du conte, reste très problématique. Toutefois, une étude de la fréquence des mots du texte nous a livré un certain nombre de personnages: Rose, un commissaire, un cocher, un/une domestique, une fille, Margot, un valet, un concierge et Simone. Les mots «chambre» (quatre fois) «femme(s)» (treize fois) et «jeune» (six fois) pourraient nous donner les combinaisons suivantes : «jeune femme» et «femme de chambre», ajoutant ainsi une domestique de plus au personnel cité dans le conte ou précisant la fonction d'une domestique.

L'analyse de la fréquence des mots du conte par le logiciel nous donne une taxonomie de personnages divisés en deux catégories, celle des gens anonymes définis par un nom de métier et celle des gens à patronyme. En effet, certains domestiques ont un nom - le concierge s'appelle Pierre Courtin et le cocher François Pingau - mais, en général, les employés restent anonymes. L'emploi rare du nom de personne «Rose», la profusion du pronom personnel «elle» et le fait que certains domestiques sont nommés par leur profession uniquement, alors que d'autres ont aussi un patronyme, met l'accent, a priori, sur le sème d'identité, sème qui n'était pas très apparent au cours de notre première analyse textuelle. En effet, l'idée de masque, de déguisement ne renvoie pas nécessairement à celle d'anonymat, ou plutôt, il est possible de rester anonyme sans pour cela avoir à porter un masque ou un déguisement.

Une étude sémiotique du conte «Rose», consacrée aux doubles sèmes de l'anonymat - qui peut se doubler du concept du masque - et de la sensualité, permet de mieux comprendre le conte et d'apprécier le métier d'écrivain de Guy de Maupassant. En effet, nous avons défini Margot comme une bourgeoise s'entourant d'individus interchangeables exerçant des fonctions bien précises à son service. De son côté, l'analyse de la fréquence des mots de «Rose» met l'accent sur l'absence plus ou moins systématique d'identité des employés de maison.

Une lecture de «Rose», même très superficielle, révèle un récit reposant sur la distinction qui existe entre l'être et le paraître et aussi sur l'action de nommer dont le Lexis donne la définition suivante :

nommer v. tr. (lat. Nominare; 980).1. Nommer quelqu'un, quelque chose, les distinguer par un nom : Ses parents l'ont nommé Laurence (syn. APPELER, PRÉNOMMER). Nommer un nouveau produit. Un banquier nommé Casimir Perier (sy. DÉNOMMER).- 2. Nommer quelqu'un, quelque chose, les qualifier d'un nom : On l'a nommé ''Le Sauveur de la patrie'. Il l'a nommé son bienfaiteur et ami. - 3. Nommer quelqu'un, quelque chose, en indiquer (prononcer, écrire ) le nom : Nommer ses complices (sy : DÉNONCER). Nommez-moi le nom de cette plante. Nommer tous les caractères d'un produit (sy. ÉNUMÉRER). Monsieur X..., pour ne pas le nommer (sy. CITER, DIRE).

Nommer une personne ou une chose, c'est faire entrer cette personne ou cette chose dans le domaine du connu, de l'identifiable, même si cette identité est fausse. D'où l'importance narrative d'un passage que nous avons cité plus haut :

Le certificat attestait que la jeune fille était partie de son plein gré, pour rentrer en France et qu'on n'avait eu à lui reprocher, pendant son long service, qu'un peu de coquetterie française.

La tournure pudibonde de la phrase anglaise me fit même un peu sourire et j'arrêtai sur-le-champ cette femme de chambre.

Elle entra chez moi le jour même; elle se nommait Rose.

(I, 1170. C'est moi qui souligne.)

On remarquera en passant l'ambiguïté de la proposition : «elle se nommait Rose» qui prendra un sens différent au cours d'une seconde lecture. En effet, Lecapet s'est donné le nom de Rose, il s'est nommé Rose, pour entrer au service de Margot et pour échapper ainsi à la police.

Dans le conte de Guy de Maupassant, le commissaire vient chez Margot pour enlever officiellement au forçat son nom d'emprunt. Il le nomme formellement en lui rendant son vrai nom, sa véritable identité et son genre. Dans le récit de la maîtresse de maison, Rose reste anonyme et dissimulé(e) derrière le pronom personnel «elle» parce que le narrateur premier sait qu'en réalité l'employé(e) de chambre n'a pas légalement et physiquement droit à son pseudonyme. Rose est un homme, un «il». Comment la confusion peut-elle être possible? Comment Margot peut-elle se méprendre et ne pas reconnaître un forçat évadé déguisé en femme? On verra ici l'expression d'un comportement de classe. Pour Margot, Rose - quelles que soient ses qualités intrinsèques - fait partie de la masse plus ou moins anonyme des domestiques que l'on emploie pour des tâches diverses et que l'on chasse lorsque leurs services ne sont plus requis :

Mme Margot sourit à peine et prononça, à voix basse :

- Je t'assure que c'est très amusant être aimée par un domestique. Cela m'est arrivé deux ou trois fois. Ils roulent des yeux si drôles que c'est à mourir de rire. Naturellement, on se montre d'autant plus sévère qu'ils sont plus amoureux, puis on les met à la porte, un jour, sous le premier prétexte venu, parce qu'on deviendrait ridicule si quelqu'un s'en apercevait. (I, 1169. C'est moi qui souligne.)

Par suite, les domestiques acquièrent une certaine «transparence» qui les rend invisibles en tant que personnes. La perception du manque d'importance des employés en tant qu'individus par leurs employeurs explique l'absence d'identité conférée par un nom ou un prénom à certains personnages ancillaires dans le récit de Margot. Simone agit de même lorsqu'elle parle de son cocher anonyme : «Crois-tu que cela me serait agréable, par exemple, d'être aimée par... par... [...] par mon cocher». (I, 1169, C'est moi qui souligne.)

Dans l'univers du conte «Rose», on emploie des domestiques très remplaçables:

Il y aura quatre ans à l'automne, je me trouvais sans femme de chambre. J'en avais essayé, l'une après l'autre cinq ou six qui étaient ineptes et je désespérais presque d'en trouver une. (I, 1169-70)

Toutefois, cette transparence des domestiques, ou plutôt, l'anonymat qui s'attache à la fonction d'employé, risque de nuire à l'histoire du conte «Rose». En effet, le conte risque de devenir banal puisque le forçat, déguisé en cocher ou en jardinier, et prenant des précautions pour ne pas se faire remarquer, pourrait vivre le reste de sa vie chez Margot, sans se faire démasquer. Il faut donc que Maupassant ajoute des éléments qui rendent la situation de l'homme plus précaire et aussi plus cocasse. Pourquoi ne pas en faire une femme de chambre dont la fonction serait d'habiller, de déshabiller et de donner des soins corporels à la dame? Qui plus est, pourquoi ne pas faire masser cette bourgeoise par un homme déguisé en femme et recherché pour viol? C'est ce que fait Guy de Maupassant dans «Rose», où un homme en rupture de bagne joue les femmes de chambre au service d'une dame se disant friande d'amours ancillaires.

Il ne s'agit plus ici d'un conte, mais d'une gageure, d'un pari qui, à première vue, semble impossible à gagner. Et pourtant, Maupassant nous fait avaler ce scénario que la logique la plus élémentaire devrait rendre inimaginable. Comment l'écrivain parvient-il à nous faire accroire cette histoire invraisemblable?

C'est en nous penchant sur l'idée du manque d'identité des domestiques en général que nous apprécierons la mise en place du piège narratif qui nous fera avaler la couleuvre de l'histoire de François-Rose Lecapet.

L'emploi fréquent du pronom «elle» et l'absence notoire de référence au nom de l'héroïne dans le conte permettent à l'écrivain de nous tromper parce qu'ils entrent dans la logique du service domestique et des relations qui régissent les rapports entre employeurs et employés à l'époque de Maupassant. En effet, cette économie de l'emploi du nom du personnage annoncé par le titre du conte permet au narrateur premier de ne pas avoir à s'en remettre à une pirouette de dernière minute, pour nous faire croire une histoire invraisemblable. Effectivement, tout au long de son récit, il s'est efforcé de rendre la confusion possible entre Lecapet et Rose en faisant montrer, de très loin, par une bourgeoise peu intéressée par la personnalité propre de chacun de ses domestiques, ce personnage à la fois androgyne [10] et asexué. Cette notion d'indifférence est soutenue tout au long du récit par la référence ou non au patronyme des domestiques. En évitant scrupuleusement de nommer cette femme qui n'en est pas une, le narrateur premier, en toute «bonne» mauvaise foi de farceur, prend ses distances par rapport à l'histoire invraisemblable racontée par Margot, narrataire au second degré.

Une analyse narratologique et sémiotique du récit nous a permis de mettre en évidence plusieurs isotopies générées par certains mots intégrés dans le contexte du récit, à savoir, la sensualité, la sexualité et le déguisement. Toutefois, c'est l'étude de la fréquence des mots de «Rose» qui nous a mis sur la voie de l'idée de transparence sociale des domestiques, en attirant notre attention sur la problématique de l'absence de référence à certains personnages de l'histoire. L'apport de la notion de l'anonymat nécessaire de certains domestiques aux isotopies identifiées par notre première étude permet de créer une grille complète et indispensable à la lecture d'une histoire improbable donnant naissance à un conte crédible. C'est la mise en relief de cette notion d'anonymat qui, à notre avis devait constituer le projet narratif essentiel de Guy de Maupassant. Il est étonnant que cet aspect du métier de l'écrivain ait pu, dans ce cas précis, être mis en partie en évidence par un logiciel impersonnel.

 

 

Notes

1

Guy de Maupassant, Pierre et Jean (Paris, Ollendorff : 1888). Pour tout autre référence aux textes de Maupassant, nous renvoyons à Guy de Maupassant, Contes et nouvelles (Paris, Gallimard: 1974 [tome I] et 1979 [tome II]). Retour.

2

Cf. B.P. Haezewindt, Guy de Maupassant : de l'anecdote au conte littéraire (Amsterdam, Rodopi: 1993) pp.103-157. Retour.

3

Roland Barthes, «Introduction à l'analyse structurale des récits» (1966), in Barthes et. al., Poétique du récit (Paris, Seuil: 1977), pp. 7-57. Retour.

4

cf. A.G.Greimas et J. Courtès, Sémiotique (Paris, Hachette: 1979). Retour.

5

Kitécrit, BELC, pfao. Voir aussi Jean-Louis Malandain c/o E.P.I. Retour.

6

Le logiciel comprend par «mot» tout groupe autonome de lettres ainsi que certaines lettres isolées provenant d'élisions (t', d', m' etc.). Retour.

7

On n'oubliera pas que ce pronom personnel sert aussi à remplacer des noms de choses ou d'animaux féminins. Retour.

8

On se rappellera le conte de Maupassant, intitulé «L'Odyssée d'une fille», racontant la descente aux enfers d'une prostituée. Retour.

9

Gérard Genette cite la définition du titre par Léo Hoek : «Ensemble de signes linguistiques [...] qui peuvent figurer en tête d'un texte pour le désigner, pour en indiquer le contenu global et pour allécher le public visé» (Seuils [Paris, Seuils: 1987] p.73). Retour.

10

Voir, en passant, P. Borel, Maupassant et l'Androgyne (Paris, Éditions du Livre Moderne: 1944). Retour.

 B. Haezewindt
Centre for Modern Languages
The Open University, Milton Keynes


 Mise en ligne: 30/04/98
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